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Tout juste avant d’embarquer dans l’avion j’envoie la main une dernière fois à ma conjointe Denise et à mon fils Simon, et soudain une émotion forte remonte, me tirant une larme. Ça promet, pas un coup de pédale encore et les émotions à fleur de peau. Assis dans l’avion je repasse mon entraînement des derniers mois, 5,500km au compteur, j’aurais aimé en faire plus mais je me sens quand même en confiance surtout que mes sorties ont été très variées. Des brevets de 400 km sous la pluie, 600 km sous la chaleur, et plusieurs randonnées de 150 à 250 km. Sans oublier le côté mental qui est majeur. Ce qui veut dire concentration à l’effort (60–70%), visualisation, relaxation sur le vélo, pédalage économique, préparation de l’équipement etc.
Arrivé à Kamloops Alain est déjà sur place avec son chum Léo, ils sont descendus en auto. Alain est un ami randonneur avec qui j’ai fait plusieurs brevets et on s’entend bien sur la façon de rouler ainsi que toute la logistique. Le départ sera donné dimanche soir 22hrs. Le dimanche matin nous sommes allés pour l’inspection des vélos et faire connaissance avec les autres randonneurs.
Une heure avant le départ je m’y rends en vélo car mon motel n’est qu’à un kilomètre. Je me sens fébrile, anxieux, nerveux mais confiant. Côté météo c’est assez moche, ils n’annoncent rien de bon. Au moment du départ c’est le déluge, on entend “gentlemen you must go“.… drôle de façon de donner le départ. Nous sommes 82 à s’élancer, les autres partiront le lendemain matin. On se croirait à Noël avec toutes ces lumières rouges derrière les vélos. Faut être prudent avec cette pluie et il fait tellement noir.
Toute la nuit nous roulons sous la pluie, aux contrôles nous prenons le temps de bien manger, boissons chaudes etc… Le plus dur est de repartir, on est refroidi, mouillé et l’imperméable ne sert pas à grand chose mais après 4–5 km le corps vient à bout de se réchauffer, c’est limite. Je dois dire que jusqu’au km 320 je suis sur le radar, avec ces nuages bas on ne voit rien. Je me suis concentré à rouler, manger, boire, garder le niveau d’énergie au max. Il ne faut pas oublier l’huile sur la chaîne car la pluie lave tout et le plus important l’application de la crème anti friction Assos sur le chamois et la peau des fesses pour éviter les problèmes, vous voyez ce que je veux dire, un endroit très sensible pour les cyclistes.
Notre stratégie, dormir à Jasper au km 445. Il faut savoir que nous avons le droit de laisser trois sacs dans différents contrôles, ou on peut y mettre vêtement de rechange, nourriture etc.… Nous en avons chacun un à Jasper.
C’est à 50km avant Jasper que l’enfer débute, jamais j’ai trouvé un 50km si long, c’est le déluge, tout près de 24hrs de pluie, le froid s’en mêle, peu d’accotement, les camions nous dépassent tout près, comme si nous en avions besoin, ils soulèvent encore plus d’eau avec un bruit assourdissant. Bref!! condition de merde, même dangereuse.
Quelques km plus loin à 250 mètres devant, je vois un ours traverser le chemin, on s’arrête, il est gros, bon ok, je propose de rouler l’autre côté de la route et passer comme des balles, parfait!!! Je vois 6 camions qui viennent face à nous qui roulent un derrière l’autre, ce qui fait un mur en passant devant monsieur l’ours qui tente de se faire un souper avec la poubelle du rest area.
À 15–20 km de Jasper j’ai les mains et les pieds mouillés et gelés, transis de partout, à peine capable de sortir de ma poche arrière notre carte d’accès du parc national de Jasper pour la présenter au préposé. Imperméable traversé de partout, je n’ai jamais connu de telles conditions, mes mains sont tellement gelées que je suis incapable de changer de vitesse, je reste sur la même pour les 10 derniers km. Finalement nous arrivons à Jasper, nous sommes en état de choc, brûlés, vidés, gelés, 445 km de fait et penser qu’il reste 760 km c’est dingue, j’y pense pas trop.
Les gens aux contrôles sont vraiment gentils et serviables, ils nous ont aidés à étendre nos vêtements mouillés un peu partout. Je me change le plus rapidement possible et je prends un bon repas, soupe, pâte, pain, l’appétit est là. Plusieurs ici souffrent d’hypothermie, la plupart des abandons se feront ici. Pour ajouter à ce merdier Alain perd son portefeuille, là ça ne va pas bien, déjà on avait le moral dans les talons, on cherche partout, rien! Nous dormons là dessus vers les 23hrs30, couché par terre sur un petit tapis, ”sti” qui fallait être fait fort.
Debout à 2hrs30 du matin, à peine 3 heures de sommeil. Comble de bonheur Alain retrouve son portefeuille dans une poche cachée de son sac, moral à la hausse!!! On décolle de Jasper vers les 3hrs30, vêtements secs, deux impers, gants doigts longs, mais encore une pluie fine, 6 celcius ce n’est pas chaud. Vers 5hrs du mat ça descend à 4 degré, je tremble de partout, c’est long pour réussir à se réchauffer, en roulant plus vite on vient à bout de faire un peu de chaleur.
Au contrôle de Beauty Creek (km532) j’enfile un excellent petit déjeuner, c’est fou comme j’ai faim, je mange tout le temps. Je n’ai pas de fond. La météo s’améliore finalement on peut admirer la beauté des montagnes. Les deux cols Sunwapta pass (2035m) et Bow pass (2065m) se grimpent bien, on prend le temps de les monter à notre rythme. La descente de Bow pass est très impressionnante, un vrai chef d’oeuvre routier, la route passe au travers des montagnes, des vallées, des rivières, de toute beauté. J’arrête ici et là pour quelques photos et vidéos, les prises de vue sont saisissantes, après tout on ne passe pas ici tous les jours.
Arrivée à Lake Louise (km680) en fin d’après-midi, la fatigue de deux nuits passées presque sans dormir (3hrs en tout) se fait grandement sentir. Alain a un mal de cou lancinant, il applique un peu de glace pour soulager la douleur. De mon côté tout va bien, fatigue générale, rien de chronique. Après un copieux repas (encore une fois), j’appelle ma conjointe Denise car jusqu’à maintenant j’envoyais que des messages textes, elle est rassurée que tout aille bien et elle me dit que beaucoup de gens me suivent via le GPS Spot Live par internet, qui indique ma position en temps réel, que j’ai avec moi dans ma poche arrière. Elle me fait part des messages et des commentaires d’encouragements venant de vous tous et j’en suis très ému. Je ne sais quoi dire, c’est fou mais je retiens difficilement mes larmes, jamais je n’ai eu autant de soutien, je lui demande de faire le message à tout le monde que ça va et surtout merci!! Après avoir entendu tout cela en fermant le téléphone il me vient un espèce de ”drive” une énergie dont je ne sais d’où elle vient (pourl’instant).
J’aimerais faire une petite parenthèse ici car je suis très impressionné par plusieurs participants. Il y a comme une philosophie du randonneur, c’est à dire que pour la plupart ils sont solitaires, roulent seuls, ils sont dans leur bulle, ont des vélos ordinaires (acier), avec des ailes, ont une dynamo moyeu pour l’éclairage. Même que certains ont l’air de monsieur tout le monde, mais ”sti” ils sont de véritables diésel, ils roulent, roulent et roulent tout le temps, arrêtent très peu, vraiment spécial, j’ai eu ici une petite leçon d’humilité, attention aux apparences.
Donc, arrivée à Golden (km765) sans histoire en fin de soirée. La douleur au cou d’Alain est de plus en plus souffrante, quelques heures de sommeil seront bénéfiques. Ici la logistique est excellente, je mange encore, que voulez vous je n’ai pas de fond. Douche tout juste à côté et dodo dans le gymnase sur un matelas 3 pouces d’épais, en 2 secondes j’étais parti. Couché à 23hrs levé à 4hrs am, un gros 5hrs profond qui fait un grand bien.
Après ma jasette avec Denise, cette énergie reçue de vous tous grandissait, un étrange feeling, la fatigue est toujours là, mais c’est comme si je mettais le compteur à 0. On se prépare et décolle vers la Rogers pass (1330 m) et Revelstoke (km 913) journée magnifique, pour la première fois manche courte et cuissard court, lunette de soleil, ce n’est pas trop tôt!! Une fois de plus encore de superbes montagnes aux toits enneigés, ainsi que quelques tunnels pas trop rassurants.
On rencontre très peu de randonneurs, mais un couple d’Américain de San Francisco nous rejoint et on jase un peu, très sympathique, c’est leur 2ième 1200 de l’année wow!! impressionnant, ils ont début trentaine, la jeune femme toute petite, je dirais 90lbs mouillée, mais drôlement en forme, encore une fois ne pas se fier aux apparences. Ils nous dépassent en montant une côte et on ne les revoit plus.
À mesure que l’on avance les contrôles deviennent de plus en plus déserts. On apprend qu’il y a eu une cinquantaine d’abandons, un record depuis le début de l’organisation de cette randonnée (1996). Il ne reste plus que 62 participants sur le parcours. En direction vers Revelstoke (km 913) il y a de bonnes descentes, la route sinueuse nous fait passer d’une vallée à l’autre entre les montagnes, c’est vraiment magnifique. À certains endroits la montagne est sectionnée en deux et l’on traverse un pont tout neuf, absolument génial, dommage que ce soit en descente j’aurais voulu admirer plus longtemps.
À Revelstoke (km 913) tout comme les autres contrôles c’est le même rituel, faire signer sa carte, manger au max, remplir les bidons, crème Assos sur le cuissard et on relaxe un peu. Le cou d’Alain le fait vraiment souffrir, la glace ne suffit plus. Un gars s’approche, un British ou un Suédois je crois, il lui offre des pansements chauffants que sa fille médecin lui avait donné. Alain accepte volontiers, à ce stade tout est bon pour diminuer la douleur.
À 50km avant Armstrong (km 1039) là, il n’en peut plus, on roule moins vite et on doit s’arrêter à tous les 6–7 km pour faire passer la douleur. Il me dit de continuer seul, car il sent qu’il me ralentit, ouf! toute une décision, de mon côté je me sens vraiment bien, charrier par cette énergie de vous tous. Sur le coup ça ne me dit pas grand chose, je propose que l’on se rende au prochain contrôle et on en reparlera. Tout en roulant je réfléchis à tout ceci. C’est certain que je pourrais faire les derniers 160km seul et finir en-dessous des 80 heures, mais je me dis est-ce vraiment important?? Non!!! Je ne suis pas venu ici pour performer, je suis venu ici pour m’amuser, admirer le décor et bien sûr simplement faire un temps respectable. Je connais Alain il est tenace, courageux et une méchante tête de cochon. Nous avons fait des entrainements ensembles, des brevets, c’est pas ici que ça va se terminer.
Tant bien que mal je l’encourage, on fait des blagues du genre quand on est fatigué, vous savez bien le genre de conneries que l’on peut dire, imaginer comment on pouvait en dire.… Malgré tout on décide de faire le dernier bout sans dormir, d’une traite!!!
Salmon Arm (km1074), toujours le même rituel. Nous avons roulé toute la nuit dans des chemins de campagne pas du tout rassurant, des chiens pas attachés nous courent après, cris de loups au loin, croyez-moi on roule pour sortir d’ici au plus vite. Si vous pensez que l’on ne peut pas faire des intervalles après 1100 km dans les jambes et bien oui !!!.
Depuis le début, j’ai mon météorologue personnel, mon frère André m’envoie à tout moment des textos d’encouragements m’informant aussi de la météo pour les prochains km et quelques détails sur le parcours à venir. Il suit mon GPS Spot de son ”war room” en Abitibi presque jour et nuit.
Arrivons à Salmon Arm (km1074) en début de nuit, les bénévoles sont toujours là à toute heure pour voir à notre bien-être. Ils sont patients, aimables, souriants, ils font partie du succès de tous et chacun. Le cook me fait deux grosses gauffres avec des fruits noyées de sirop d’érable, que j’enfile sans problème. Direction ensuite Westworld (km1148).
En fin de nuit “l’endormitoire” me prend sérieusement, alors nous faisons un arrêt devant un dépanneur fermé, on s’installe sur le banc en avant et là on fait un petit dodo d’une heure. Le froid nous réveille et nous repartons aussitôt. C’est très froid, les dents me claquent et tout le corps tremble sur le vélo. Après quelques km on vient à bout de se réchauffer. Au lever du soleil le brouillard s’en mêle, le spectacle est impressionnant et quand les rayons du soleil nous touchent finalement, ça chauffe, ouf ! c’est bon.
Westworld (km 1148) dernier contrôle, 52 km à faire, petit déjeuner rapide, on redécolle, fatigué, épuisé, mais l’envie folle de régler ce brevet au plus vite. Je le rappelle nous devons arrêter à tous les 7–8km 5 minutes, le cou d’Alain est souffrant au max, il ne lâche pas. En bon cartésien qu’il est il me fait le décompte des km qu’il reste et à l’heure que nous devrions arriver. Les derniers 20km ont été jouissifs, on voit Kamloops au loin, on ralentit la cadence sachant que c’est dans le sac et pour en jouir davantage. Il fait un temps magnifique, pas de vent, quelques randonneurs nous dépassent, pas grave c’est presque fait, nous allons réussir cette folle randonnée.
En roulant j’ouvre mon cellulaire, je reçois plein de textos, tous peuvent voir que j’arrive grâce à mon GPS Spot Live, Denise, mes deux fils Guillaume et Simon, mes deux frères André et Sylvain me textent des messages d’encouragements, je leur réponds du mieux que je peux en roulant. Je suis profondément ému, j’ai de la difficulté à texter, j’ai les larmes aux yeux, je comprends maintenant un peu plus toutes ces émotions depuis le début. Pendant quelques minutes je me sens un peu triste, j’ai une pensée pour mon père décédé à Noël, je pense aussi à l’époque ou plus jeune nous faisions de la compétition de haut niveau mes frères et moi, le peu de soutien que nous avions, livré à nous même, et malgré tout nous avons assez bien performé, assez bien pour faire partie de l’équipe canadienne à l’époque. Et moi aujourd’hui à 57 ans pour la première fois de ma vie je ressens un soutien, un appui incroyable, je vous le dis c’est un feeling extraordinaire ça donne une énergie, une “drive” qui me surprend moi même, voilà pourquoi j’étais si émotif depuis le début.
À tous, je texte le décompte, 15km-10–5‑1 et en voyant les gens et les photographes je texte 0, je ferme le cell et je jouis des derniers mètres. Le bras en l’air je cris YES!!! comme quand je gagnais une course. On se félicite tous et chacun, méchant bon feeling.
À peine arrivé j’appelle Denise, elle me demande comment je vais? Incapable de parler, je pleure de joie, d’émotions, un mélange de tout, je lui dis merci pour son appui inconditionnel, c’est tout ce que je peux dire, nous pleurons tous les deux, pas besoin de parler.
Bravo à Alain, il s’est accroché jusqu’à la fin, j’avais aucun doute qu’il terminerait, c’est pour cette raison que je suis resté avec lui. Merci à Martin Doyon de m’avoir prêter son gps spot live les gens pouvaient me suivre en direct, j’avais l’impression que ce petit bidule installé dans la poche arrière de mon maillot me poussait littéralement.
Je peux vous dire que le soir je n’ai pas eu de difficulté à m’endormir. En pleine nuit je me suis réveillé en pleurs, j’ai rêvé que mon père me prenait dans ses bras et me félicitait chaleureusement. Pour une première fois, faire un 1200km fut une véritable introspection sur mon passé cycliste. Quand vous faites des choses intenses il se passe des choses intenses.
Quelques statistiques intéressantes:
- 1201 km parcourus
- 83.07 heures au total
- 52.50 heures assis sur le vélo
Michel Gervais