Mon Rocky Mountain 1200, 2012: Une expérience de vie par Michel Gervais

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Tout juste avant d’embarquer dans l’avion j’en­voie la main une dernière fois à ma con­jointe Denise et à mon fils Simon, et soudain une émo­tion forte remonte, me tirant une larme. Ça promet, pas un coup de pédale encore et les émo­tions à fleur de peau. Assis dans l’avion je repasse mon entraîne­ment des derniers mois, 5,500km au comp­teur, j’au­rais aimé en faire plus mais je me sens quand même en con­fi­ance surtout que mes sor­ties ont été très var­iées. Des brevets de 400 km sous la pluie, 600 km sous la chaleur, et plusieurs ran­don­nées de 150 à 250 km. Sans oubli­er le côté men­tal qui est majeur. Ce qui veut dire con­cen­tra­tion à l’ef­fort (60–70%), visu­al­i­sa­tion, relax­ation sur le vélo, pédalage économique, pré­pa­ra­tion de l’équipement etc.

Arrivé à Kam­loops Alain est déjà sur place avec son chum Léo, ils sont descen­dus en auto. Alain est un ami ran­don­neur avec qui j’ai fait plusieurs brevets et on s’en­tend bien sur la façon de rouler ain­si que toute la logis­tique. Le départ sera don­né dimanche soir 22hrs. Le dimanche matin nous sommes allés pour l’in­spec­tion des vélos et faire con­nais­sance avec les autres ran­don­neurs.

Une heure avant le départ je m’y rends en vélo car mon motel n’est qu’à un kilo­mètre. Je me sens fébrile, anx­ieux, nerveux mais con­fi­ant. Côté météo c’est assez moche, ils n’an­non­cent rien de bon. Au moment du départ c’est le déluge, on entend “gen­tle­men you must go“.… drôle de façon de don­ner le départ. Nous sommes 82 à s’élancer, les autres par­tiront le lende­main matin. On se croirait à Noël avec toutes ces lumières rouges der­rière les vélos. Faut être pru­dent avec cette pluie et il fait telle­ment noir.

Toute la nuit nous roulons sous la pluie, aux con­trôles nous prenons le temps de bien manger, bois­sons chaudes etc… Le plus dur est de repar­tir, on est refroi­di, mouil­lé et l’im­per­méable ne sert pas à grand chose mais après 4–5 km le corps vient à bout de se réchauf­fer, c’est lim­ite. Je dois dire que jusqu’au km 320 je suis sur le radar, avec ces nuages bas on ne voit rien. Je me suis con­cen­tré à rouler, manger, boire, garder le niveau d’én­ergie au max. Il ne faut pas oubli­er l’huile sur la chaîne car la pluie lave tout et le plus impor­tant l’ap­pli­ca­tion de la crème anti fric­tion Assos sur le chamois et la peau des fess­es pour éviter les prob­lèmes, vous voyez ce que je veux dire, un endroit très sen­si­ble pour les cyclistes.

Notre stratégie, dormir à Jasper au km 445. Il faut savoir que nous avons le droit de laiss­er trois sacs dans dif­férents con­trôles, ou on peut y met­tre vête­ment de rechange, nour­ri­t­ure etc.… Nous en avons cha­cun un à Jasper.

C’est à 50km avant Jasper que l’en­fer débute, jamais j’ai trou­vé un 50km si long, c’est le déluge, tout près de 24hrs de pluie, le froid s’en mêle, peu d’ac­cote­ment, les camions nous dépassent tout près, comme si nous en avions besoin, ils soulèvent encore plus d’eau avec un bruit assour­dis­sant. Bref!! con­di­tion de merde, même dan­gereuse.

Quelques km plus loin à 250 mètres devant, je vois un ours tra­vers­er le chemin, on s’ar­rête, il est gros, bon ok, je pro­pose de rouler l’autre côté de la route et pass­er comme des balles, par­fait!!! Je vois 6 camions qui vien­nent face à nous qui roulent un der­rière l’autre, ce qui fait un mur en pas­sant devant mon­sieur l’ours qui tente de se faire un souper avec la poubelle du rest area.

À 15–20 km de Jasper j’ai les mains et les pieds mouil­lés et gelés, tran­sis de partout, à peine capa­ble de sor­tir de ma poche arrière notre carte d’ac­cès du parc nation­al de Jasper pour la présen­ter au pré­posé. Imper­méable tra­ver­sé de partout, je n’ai jamais con­nu de telles con­di­tions, mes mains sont telle­ment gelées que je suis inca­pable de chang­er de vitesse, je reste sur la même pour les 10 derniers km. Finale­ment nous arrivons à Jasper, nous sommes en état de choc, brûlés, vidés, gelés, 445 km de fait et penser qu’il reste 760 km c’est dingue, j’y pense pas trop.

Les gens aux con­trôles sont vrai­ment gen­tils et servi­ables, ils nous ont aidés à éten­dre nos vête­ments mouil­lés un peu partout. Je me change le plus rapi­de­ment pos­si­ble et je prends un bon repas, soupe, pâte, pain, l’ap­pétit est là. Plusieurs ici souf­frent d’hy­pother­mie, la plu­part des aban­dons se fer­ont ici. Pour ajouter à ce merdier Alain perd son porte­feuille, là ça ne va pas bien, déjà on avait le moral dans les talons, on cherche partout, rien! Nous dor­mons là dessus vers les 23hrs30, couché par terre sur un petit tapis, ”sti” qui fal­lait être fait fort.

Debout à 2hrs30 du matin, à peine 3 heures de som­meil. Comble de bon­heur Alain retrou­ve son porte­feuille dans une poche cachée de son sac, moral à la hausse!!! On décolle de Jasper vers les 3hrs30, vête­ments secs, deux impers, gants doigts longs, mais encore une pluie fine, 6 cel­cius ce n’est pas chaud. Vers 5hrs du mat ça descend à 4 degré, je trem­ble de partout, c’est long pour réus­sir à se réchauf­fer, en roulant plus vite on vient à bout de faire un peu de chaleur.

Au con­trôle de Beau­ty Creek (km532) j’en­file un excel­lent petit déje­uner, c’est fou comme j’ai faim, je mange tout le temps. Je n’ai pas de fond. La météo s’améliore finale­ment on peut admir­er la beauté des mon­tagnes. Les deux cols Sun­wap­ta pass (2035m) et Bow pass (2065m) se grimpent bien, on prend le temps de les mon­ter à notre rythme. La descente de Bow pass est très impres­sion­nante, un vrai chef d’oeu­vre routi­er, la route passe au tra­vers des mon­tagnes, des val­lées, des riv­ières, de toute beauté. J’ar­rête ici et là pour quelques pho­tos et vidéos, les pris­es de vue sont sai­sis­santes, après tout on ne passe pas ici tous les jours.

Arrivée à Lake Louise (km680) en fin d’après-midi, la fatigue de deux nuits passées presque sans dormir (3hrs en tout) se fait grande­ment sen­tir. Alain a un mal de cou lanci­nant, il applique un peu de glace pour soulager la douleur. De mon côté tout va bien, fatigue générale, rien de chronique. Après un copieux repas (encore une fois), j’ap­pelle ma con­jointe Denise car jusqu’à main­tenant j’en­voy­ais que des mes­sages textes, elle est ras­surée que tout aille bien et elle me dit que beau­coup de gens me suiv­ent via le GPS Spot Live par inter­net, qui indique ma posi­tion en temps réel, que j’ai avec moi dans ma poche arrière. Elle me fait part des mes­sages et des com­men­taires d’en­cour­age­ments venant de vous tous et j’en suis très ému. Je ne sais quoi dire, c’est fou mais je retiens dif­fi­cile­ment mes larmes, jamais je n’ai eu autant de sou­tien, je lui demande de faire le mes­sage à tout le monde que ça va et surtout mer­ci!! Après avoir enten­du tout cela en fer­mant le télé­phone il me vient un espèce de ”dri­ve” une énergie dont je ne sais d’où elle vient (pourl’in­stant).

J’aimerais faire une petite par­en­thèse ici car je suis très impres­sion­né par plusieurs par­tic­i­pants. Il y a comme une philoso­phie du ran­don­neur, c’est à dire que pour la plu­part ils sont soli­taires, roulent seuls, ils sont dans leur bulle, ont des vélos ordi­naires (aci­er), avec des ailes, ont une dynamo moyeu pour l’é­clairage. Même que cer­tains ont l’air de mon­sieur tout le monde, mais ”sti” ils sont de véri­ta­bles diésel, ils roulent, roulent et roulent tout le temps, arrê­tent très peu, vrai­ment spé­cial, j’ai eu ici une petite leçon d’hu­mil­ité, atten­tion aux apparences.

Donc, arrivée à Gold­en (km765) sans his­toire en fin de soirée. La douleur au cou d’Alain est de plus en plus souf­frante, quelques heures de som­meil seront béné­fiques. Ici la logis­tique est excel­lente, je mange encore, que voulez vous je n’ai pas de fond. Douche tout juste à côté et dodo dans le gym­nase sur un mate­las 3 pouces d’é­pais, en 2 sec­on­des j’é­tais par­ti. Couché à 23hrs levé à 4hrs am, un gros 5hrs pro­fond qui fait un grand bien.

Après ma jasette avec Denise, cette énergie reçue de vous tous gran­dis­sait, un étrange feel­ing, la fatigue est tou­jours là, mais c’est comme si je met­tais le comp­teur à 0. On se pré­pare et décolle vers la Rogers pass (1330 m) et Rev­el­stoke (km 913) journée mag­nifique, pour la pre­mière fois manche courte et cuis­sard court, lunette de soleil, ce n’est pas trop tôt!! Une fois de plus encore de superbes mon­tagnes aux toits enneigés, ain­si que quelques tun­nels pas trop ras­sur­ants.

On ren­con­tre très peu de ran­don­neurs, mais un cou­ple d’Améri­cain de San Fran­cis­co nous rejoint et on jase un peu, très sym­pa­thique, c’est leur 2ième 1200 de l’an­née wow!! impres­sion­nant, ils ont début trentaine, la jeune femme toute petite, je dirais 90lbs mouil­lée, mais drôle­ment en forme, encore une fois ne pas se fier aux apparences. Ils nous dépassent en mon­tant une côte et on ne les revoit plus.

À mesure que l’on avance les con­trôles devi­en­nent de plus en plus déserts. On apprend qu’il y a eu une cinquan­taine d’a­ban­dons, un record depuis le début de l’or­gan­i­sa­tion de cette ran­don­née (1996). Il ne reste plus que 62 par­tic­i­pants sur le par­cours. En direc­tion vers Rev­el­stoke (km 913) il y a de bonnes descentes, la route sin­ueuse nous fait pass­er d’une val­lée à l’autre entre les mon­tagnes, c’est vrai­ment mag­nifique. À cer­tains endroits la mon­tagne est sec­tion­née en deux et l’on tra­verse un pont tout neuf, absol­u­ment génial, dom­mage que ce soit en descente j’au­rais voulu admir­er plus longtemps.

À Rev­el­stoke (km 913) tout comme les autres con­trôles c’est le même rit­uel, faire sign­er sa carte, manger au max, rem­plir les bidons, crème Assos sur le cuis­sard et on relaxe un peu. Le cou d’Alain le fait vrai­ment souf­frir, la glace ne suf­fit plus. Un gars s’ap­proche, un British ou un Sué­dois je crois, il lui offre des panse­ments chauf­fants que sa fille médecin lui avait don­né. Alain accepte volon­tiers, à ce stade tout est bon pour dimin­uer la douleur.

À 50km avant Arm­strong (km 1039) là, il n’en peut plus, on roule moins vite et on doit s’ar­rêter à tous les 6–7 km pour faire pass­er la douleur. Il me dit de con­tin­uer seul, car il sent qu’il me ralen­tit, ouf! toute une déci­sion, de mon côté je me sens vrai­ment bien, char­ri­er par cette énergie de vous tous. Sur le coup ça ne me dit pas grand chose, je pro­pose que l’on se rende au prochain con­trôle et on en repar­lera. Tout en roulant je réfléchis à tout ceci. C’est cer­tain que je pour­rais faire les derniers 160km seul et finir en-dessous des 80 heures, mais je me dis est-ce vrai­ment impor­tant?? Non!!! Je ne suis pas venu ici pour per­former, je suis venu ici pour m’a­muser, admir­er le décor et bien sûr sim­ple­ment faire un temps respectable. Je con­nais Alain il est tenace, courageux et une méchante tête de cochon. Nous avons fait des entraine­ments ensem­bles, des brevets, c’est pas ici que ça va se ter­min­er.

Tant bien que mal je l’en­cour­age, on fait des blagues du genre quand on est fatigué, vous savez bien le genre de con­ner­ies que l’on peut dire, imag­in­er com­ment on pou­vait en dire.… Mal­gré tout on décide de faire le dernier bout sans dormir, d’une traite!!!

Salmon Arm (km1074), tou­jours le même rit­uel. Nous avons roulé toute la nuit dans des chemins de cam­pagne pas du tout ras­sur­ant, des chiens pas attachés nous courent après, cris de loups au loin, croyez-moi on roule pour sor­tir d’i­ci au plus vite. Si vous pensez que l’on ne peut pas faire des inter­valles après 1100 km dans les jambes et bien oui !!!.

Depuis le début, j’ai mon météoro­logue per­son­nel, mon frère André m’en­voie à tout moment des tex­tos d’en­cour­age­ments m’in­for­mant aus­si de la météo pour les prochains km et quelques détails sur le par­cours à venir. Il suit mon GPS Spot de son ”war room” en Abitibi presque jour et nuit.

Arrivons à Salmon Arm (km1074) en début de nuit, les bénév­oles sont tou­jours là à toute heure pour voir à notre bien-être. Ils sont patients, aimables, souri­ants, ils font par­tie du suc­cès de tous et cha­cun. Le cook me fait deux gross­es gauf­fres avec des fruits noyées de sirop d’érable, que j’en­file sans prob­lème. Direc­tion ensuite West­world (km1148).

En fin de nuit “l’en­dor­mi­toire” me prend sérieuse­ment, alors nous faisons un arrêt devant un dépan­neur fer­mé, on s’in­stalle sur le banc en avant et là on fait un petit dodo d’une heure. Le froid nous réveille et nous repar­tons aus­sitôt. C’est très froid, les dents me claque­nt et tout le corps trem­ble sur le vélo. Après quelques km on vient à bout de se réchauf­fer. Au lever du soleil le brouil­lard s’en mêle, le spec­ta­cle est impres­sion­nant et quand les rayons du soleil nous touchent finale­ment, ça chauffe, ouf ! c’est bon.

West­world (km 1148) dernier con­trôle, 52 km à faire, petit déje­uner rapi­de, on redé­colle, fatigué, épuisé, mais l’en­vie folle de régler ce brevet au plus vite. Je le rap­pelle nous devons arrêter à tous les 7–8km 5 min­utes, le cou d’Alain est souf­frant au max, il ne lâche pas. En bon cartésien qu’il est il me fait le décompte des km qu’il reste et à l’heure que nous devri­ons arriv­er. Les derniers 20km ont été jouis­sifs, on voit Kam­loops au loin, on ralen­tit la cadence sachant que c’est dans le sac et pour en jouir davan­tage. Il fait un temps mag­nifique, pas de vent, quelques ran­don­neurs nous dépassent, pas grave c’est presque fait, nous allons réus­sir cette folle ran­don­née.

En roulant j’ou­vre mon cel­lu­laire, je reçois plein de tex­tos, tous peu­vent voir que j’ar­rive grâce à mon GPS Spot Live, Denise, mes deux fils Guil­laume et Simon, mes deux frères André et Syl­vain me tex­tent des mes­sages d’en­cour­age­ments, je leur réponds du mieux que je peux en roulant. Je suis pro­fondé­ment ému, j’ai de la dif­fi­culté à tex­ter, j’ai les larmes aux yeux, je com­prends main­tenant un peu plus toutes ces émo­tions depuis le début. Pen­dant quelques min­utes je me sens un peu triste, j’ai une pen­sée pour mon père décédé à Noël, je pense aus­si à l’époque ou plus jeune nous fai­sions de la com­péti­tion de haut niveau mes frères et moi, le peu de sou­tien que nous avions, livré à nous même, et mal­gré tout nous avons assez bien per­for­mé, assez bien pour faire par­tie de l’équipe cana­di­enne à l’époque. Et moi aujour­d’hui à 57 ans pour la pre­mière fois de ma vie je ressens un sou­tien, un appui incroy­able, je vous le dis c’est un feel­ing extra­or­di­naire ça donne une énergie, une “dri­ve” qui me sur­prend moi même, voilà pourquoi j’é­tais si émo­tif depuis le début.

À tous, je texte le décompte, 15km-10–5‑1 et en voy­ant les gens et les pho­tographes je texte 0, je ferme le cell et je jouis des derniers mètres. Le bras en l’air je cris YES!!! comme quand je gag­nais une course. On se félicite tous et cha­cun, méchant bon feel­ing.

À peine arrivé j’ap­pelle Denise, elle me demande com­ment je vais? Inca­pable de par­ler, je pleure de joie, d’é­mo­tions, un mélange de tout, je lui dis mer­ci pour son appui incon­di­tion­nel, c’est tout ce que je peux dire, nous pleu­rons tous les deux, pas besoin de par­ler.

Bra­vo à Alain, il s’est accroché jusqu’à la fin, j’avais aucun doute qu’il ter­min­erait, c’est pour cette rai­son que je suis resté avec lui. Mer­ci à Mar­tin Doy­on de m’avoir prêter son gps spot live les gens pou­vaient me suiv­re en direct, j’avais l’im­pres­sion que ce petit bid­ule instal­lé dans la poche arrière de mon mail­lot me pous­sait lit­térale­ment.

Je peux vous dire que le soir je n’ai pas eu de dif­fi­culté à m’en­dormir. En pleine nuit je me suis réveil­lé en pleurs, j’ai rêvé que mon père me pre­nait dans ses bras et me félic­i­tait chaleureuse­ment. Pour une pre­mière fois, faire un 1200km fut une véri­ta­ble intro­spec­tion sur mon passé cycliste. Quand vous faites des choses intens­es il se passe des choses intens­es.

Quelques sta­tis­tiques intéres­santes:

  • 1201 km par­cou­rus
  • 83.07 heures au total
  • 52.50 heures assis sur le vélo

Michel Ger­vais