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Le hasard fait bien les choses
(par Jean Robert)Plaque 5578
J’ai longtemps hésité avant d’écrire ce récit. En 2003 j’ai fait le Paris-Brest-Paris (PBP) et en ai fait le récit en essayant de vous décrire l’ambiance particulière que l’on retrouve dans cet évènement sans pareil dans le monde. Pour ce récit je ne voulais par redire les mêmes choses, je voulais en faire un qui éliminerait cet aspect. Je me suis longtemps demandé si ce que j’ai vécu, les rencontres que j’y ai faites, l’expérience que j’en ai tirée, intéresserait quelqu’un. Finalement après deux mois de réflexion sans réponse j’ai décidé de l’écrire. Vous me direz si vous aimez en envoyant un email à cette adresse JeanRobert {à} Videotron.ca.
Comme en 2003 j’ai une chambre à l’hôtel “Pavillon des Gatines”, à 10 Km du départ. Je la partage avec Martin Dugré un bon ami de travail avec qui je fais beaucoup de vélo. Nous arrivons en France le 18 Août. Comme nous nous sommes inscrits dans le départ de 90 heures nous partirons le 21 Août entre 18h et 20h. Dix autres membres du Club Vélo Randonneurs de Montréal (CVRM) seront de ce périple de 1230 Km comportant 10,000 mètres de montée. Plus de 5000 cyclistes participeront à cet événement.
Le jour du départ je décide de partir de l’hôtel vers 15h30 pour rejoindre le lieu du départ afin de voir s’élancer les premiers cyclistes prévu pour 16h00. Avant de partir de l’hôtel je mets un peu d’air dans mon pneu arrière puis en faisant la même chose pour mon pneu avant le pneu arrière éclate. Je répare le tout avec une nouvelle chambre à air. Ce n’est pas très grave, il m’en reste deux et les routes sont très belles en France. Ceci nous fait perdre un peu de temps. Martin et moi arrivons un peu après 16h00. Heureusement, pour nous, le départ a été repoussé de 20 minutes à cause d’un véhicule sur la route alors nous voyons les premiers cyclistes s’élancer et prenons quelques photos. Le hasard fait bien les choses parfois.
Nous nous mettons à la fin de la file d’attente pour les départs entre 18:00 et 20:00 qui se donnent à tous les quinze minutes par groupe d’environ 500 cyclistes. Martin me passe sa pompe avec indicateur de pression pour que j’ajuste la pression de mes pneus mais en dévissant sa pompe de ma valve j’arrache celle-ci. Je répare le tout mais il ne me reste qu’une seule chambre à air pour faire les 1200 km et je ne suis vraiment pas confortable avec ça. Je décide donc de quitter la file d’attente pour aller chercher quelques chambres à air au kiosque à l’arrière du Gymnase des droits de l’homme. Martin décide de rester dans la file d’attente ce qui s’avérera une très grosse erreur de sa part puisqu’il restera en plein soleil durant 3 heures par une température de près de 30 degrés, pratiquement sans eau et en ayant pris pour toute nourriture qu’un déjeuner vers 10h00. Pas l’idéal pour entreprendre une telle aventure. D’ailleurs il arrivera au premier ravitaillement (km 140) tellement déshydraté qu’il en perdra connaissance. L’infirmier lui conseillera d’abandonner mais malgré tout il reprendra la route et terminera ce PBP en 87 heures.
Vers 17h00, ayant trois nouvelles chambres à air et ayant profité du kiosque de mécanique pour ajuster la pression de mes pneus, je décide de ne pas réintégrer la file d’attente. Il fait beaucoup trop chaud et surtout je ne me vois pas partir avec mon seul déjeuner dans l’estomac. J’en profite donc pour aller manger et boire au kiosque près du départ. Tout en mangeant je rencontre plusieurs personnes dont Frédéric, René et Benoît du CVRM mais également une autre personne que j’espérais rencontrer appelé Mark Beaver, membre du Nova Scotia Randonneurs, dont j’avais remarqué en 2003, sur le site de l’Audax, qu’il était arrivé à peu près en même temps que moi à tous les contrôles. Je ne l’avais jamais vu mais le hasard l’a fait s’assoir juste à côté de moi. Le hasard fait bien les choses parfois. Je me disais que ce serait bien de rouler un bout ensemble pour voir si nous roulions toujours au même rythme. Malheureusement je le perdrai de vue dès le départ et ne le reverrai plus.
Je réintègre la file d’attente vers 19h30. Je suis bien content de partir loin derrière Martin parce qu’il est venu avec son ancien vélo qui pèse une tonne et je sais qu’il n’aurait pas pu me suivre. Ça me donne donc un lapin à rattraper. Je pars dans le dernier groupe des 90 heures à 20h00 avec quelque 500 autres cyclistes. Dès le départ, en roulant à une vitesse de croisière très confortable, je dépasse pratiquement tout le monde. Après une trentaine de minutes quelle n’est pas ma surprise d’entendre un fort “Jean” pour me retourner et voir Martin. Il me dit qu’il est parti dans la même vague que moi et que pendant les 3 heures d’attente il n’a pratiquement rien bu ni mangé. Je remercie le ciel de m’avoir fait faire ces deux crevaisons avant le départ. Le hasard fait bien les choses parfois (ne l’ai-je pas déjà dit?).
Contrairement au PBP de 2003 je roulerai beaucoup plus souvent en groupe ou avec quelqu’un cette fois-ci. Comme cette section du parcours comporte très peu de côtes je rattrape un groupe, roule un certain temps avec eux puis les laissent pour rejoindre le prochain groupe un peu plus loin et recommence le même manège. Lorsque je rattrape un groupe je roule un peu moins rapidement qui si je roulais seul, soit aux alentours de 28–30Km/h, mais puisque l’on me coupe le vent je dépense beaucoup moins d’énergie. Lorsque je me sens reposé je repars à mon rythme pour rejoindre le prochain groupe. Je roule ainsi jusqu’au premier point de ravitaillement à Mortagne-au-Perche au kilomètre 140 où je fais un arrêt d’une quinzaine de minutes.
Je repars et rattrape quelques groupes de la même manière jusqu’au moment où passe un quatuor espagnol qui roule aux alentours de 33–34Km/h. Je décide de m’accrocher à eux. Je les suis sans peine sur le plat, je peux même me reposer un peu, mais dans les montées je dois pousser un peu plus sur les pédales pour m’y accrocher. Je calcule que ça en vaut la peine puisqu’à cette vitesse on dépasse beaucoup de groupes. On voit que ces quatre cyclistes roulent depuis longtemps ensemble. Ils prennent des relais à tous les 200 mètres environ. J’essaie quelques fois de prendre un relais mais ils ralentissent comme si j’étais un danger pour eux alors je décide rapidement de rester à l’arrière. Ils roulent tellement bien et semblent tellement à l’aise que je fais tout pour que les quelques personnes qui s’accrochent à nous restent derrière moi. Pas pour être directement derrière eux mais pour ne pas que les nouveaux prennent des relais et nuisent à leur parfait synchronisme. Je leur laissais toujours assez de place pour qu’ils réintègrent facilement leur position en avant de moi. Ça peut paraître étrange mais je suis convaincu qu’ils m’en étaient reconnaissants. Quelques-uns ont tout de même essayé de prendre un relai mais jamais ils n’ont réussi, les espagnols les laissant rapidement prendre de l’avance et les rattrapant la plupart du temps un peu plus loin.
Nous roulons ainsi pendant une quarantaine de kilomètres jusqu’à ce que deux cyclistes russes nous dépassent à la vitesse d’environ 35–38Km/h. Les espagnols décident de s’accrocher à eux et je fais de même. Sur le plat ça va très bien mais à chaque petite bosse ça me prend tout mon petit change pour m’accrocher à eux. Quelques fois ils me décrochent mais je réussi toujours à les rattraper. Heureusement que ce n’est pas très vallonné à cet endroit. Je ferai les prochains 30 km avec eux jusqu’au moment où les deux locomotives russes font un arrêt éclair pour se ravitailler en eau sur le bord de la route et que je décide de faire de même. Malheureusement, le temps de remplir mon CamelBack et ils sont déjà repartis. Finalement c’est peut-être mieux ainsi parce que continuer à rouler à ce rythme n’est vraiment pas raisonnable. Je roule donc relativement en solitaire jusqu’au prochain contrôle, Villaines-La-Juhel (km 222), où j’arrive à 4h28.
Ici je prends une quarantaine de minutes pour bien m’alimenter à la cafétéria. Durant tout le Paris-Brest-Paris je ne mangerai que très peu en roulant soit au total, gros comme le poing de fruits et noix séchés, une barre tendre ainsi qu’une pâtisserie et quelques bonbons que m’offrira un restaurateur à Loudéac. Côté boisson énergétique c’est presque le néant. Au départ de ce PBP j’ai acheté 1 litre de jus d’orange, 750ml est allé dans ma première gourde (la réserve), et l’autre 250ml dans la seconde gourde complété par de l’eau. Avec cette réserve je peux me faire trois autres gourdes de jus dilué. Cette réserve me durera 1000 kilomètres. Les derniers 200Km se feront avec une gourde de Gatorade. Je dois donc très bien m’alimenter à tous les contrôles.
À environ 30Km du prochain contrôle, direction Fougère (km 310), en quittant un groupe une personne s’accroche à moi pour la première fois depuis le départ. C’est un russe très sympathique qui se nomme Anton Shcherbakov (plaque #5277). Il ne parle pas français et très peu l’anglais mais nous réussissons tout de même à communiquer. Il a un problème avec ses vitesses et a décidé de laisser ses amis pour atteindre le prochain contrôle le plus rapidement possible dans l’espoir de faire réparer le problème au contrôle et pouvoir repartir avec ses amis. Au début il reste derrière moi mais après une dizaine de km nous faisons des relais à chaque kilomètre. Dix km plus loin il se sent fatigué alors je lui dis de rester derrière moi. Ces russes sont vraiment durs avec leur corps. Après les deux locomotives de tantôt Anton est le troisième russe que je vois et je sens qu’il en arrache dans les côtes à cause de son poids mais il s’accroche tout de même avec acharnement. Vraiment impressionnant et inspirant. Vingt kilomètres plus loin nous arrivons à Fougère. Il est 9h00 et sommes certainement arrivés un bon 15 minutes avant ses amis et il m’en est très reconnaissant.
Petite photo, une bon dîner et je repars une cinquantaine de minutes plus tard en direction de Tinténiac (km 364) que je rejoins vers 12h30 puis me dirige vers Loudéac (km 450).
Lorsque je roule j’aime bien entamer la conversation avec les cyclistes que je croise. J’en profite pour leur demander à quelle heure ils sont partis ce qui me donne une idée de la vitesse de ma progression. La plupart sont très sympathiques mais j’ai remarqué que les Allemands semblent faire exception (en tout cas les quelques uns que j’ai rencontrés). Très peu parlent français ou anglais et lorsque je les aborde avec un “Bonjour parlez-vous français?” ou “Hi, do you speak English?” ils ont l’air de se demander qu’est-ce que je leur veux et même ceux qui parlent un peu anglais ne semblent pas intéressés à me parler alors je n’insiste pas. Les Japonais eux aussi sont étranges, lorsque vous leur adressez la parole pour la première fois ils vous ignorent comme s’ils n’avaient pas entendu. Il m’en faut pas mal plus que ça pour me décourager alors j’insiste un peu et là dès que l’on réussi à échanger quelques phrases ils deviennent les personnes les plus sympathiques que je connaisse. C’est ainsi que je rencontre Eiji Tominaga (plaque #4807). Après avoir cassé la glace et jasé une dizaine de minutes je passe devant lui très doucement dans l’espoir qu’il s’accroche à moi mais il ralentit aussitôt pour se placer à une vingtaine de mètres derrière moi. Bon ça à l’air qu’il veut rouler seul alors j’accélère un peu mais quelques km plus loin il est toujours à 20 mètres derrière moi. Ainsi, autre particularité des Japonais, si vous ne les invitez pas à rester dans votre sillage ils ralentiront automatiquement pour se laisser décrocher et rouleront à 20 mètres derrière vous. Après quelques km je lui dis qu’il est le bienvenu s’il veut s’accrocher à moi. À partir de ce moment nous formerons un superbe duo, prenant l’un après l’autre des relais, à tel point qu’il rattrapera, et larguera, beaucoup de ses amis qui l’avaient distancé auparavant. Nous rejoignons le premier contrôle secret et prenons mutuellement une photo de l’autre.
Nous reprenons rapidement la route vers Loudéac. À une vingtaine de km du contrôle il me dira être trop fatigué pour prendre ses relais et j’insisterai pour qu’il reste derrière moi jusqu’au contrôle que nous rejoignons vers 17h00. Eiji m’informe qu’il va dormir ici et me demande mon adresse email. Il m’enverra effectivement quelques photos qu’il a prises de moi. Vraiment sympathique.
Après un bon repos je repars vers le prochain point de ravitaillement, St-Nicolas-du-Pélem (km 493) à une cinquantaine de km. C’est la première fois qu’il y a possibilité de dormir dans ce village et l’on m’a dit qu’il était bien équipé. Il est possible que je m’y arrête pour la nuit. Les côtes sont de plus en plus abruptes et se succèdent les unes après les autres mais je me sens encore assez bien. Je suis dans un groupe depuis un certain temps. Un Japonais nous rejoint et intègre le groupe. Il est très fort dans les montées et dépasse tout le monde pour arriver loin devant les autres au sommet. Par contre dans les descentes et sur le plat il ne semble pas très rapide et se fait continuellement rattraper par le groupe. Après quelques km de ce manège je décide de le suivre dans les montées, comme je suis un très bon rouleur et descend très rapidement je me dis que nous pourrions faire un très bon duo. Je m’accroche donc à lui dans une longue montée et arrive en même temps que lui au sommet. Je prends le relais dans la descente mais il ne s’accroche pas à moi. Je refais la même tentative plusieurs fois mais sans succès. Est-ce que les Japonais seraient tous faits du même moule. J’essaie donc de lui parler et il semble surpris que je lui adresse la parole mais après quelques phrases il devient tout à coup très sympathique. Donc il semble bien que ce soit le cas. Il s’appelle Iwao Yamamoto (plaque #1557), Yama pour les intimes, et je l’invite à me suivre dans les descentes. Wow, quel duo nous feront à partir de ce moment. Des montées en puissance avec Yama qui me tracte jusqu’en haut puis je prends le relais dans les descentes pour rejoindre la prochaine côte à vitesse grand V. Pas besoin de vous dire que l’on a perdu le groupe de vue assez vite. Nous rattrapons même Anton qui m’avais certainement devancé à cause de mes longues pauses aux contrôles. Nous roulons une dizaines de kilomètres tous les trois mais le rythme de Yama est trop élevé pour Anton qui nous invite à continuer sans lui.
Les habitants de St-Nicolas-du-Pélem sont très sympathiques. Ils ont organisé une sorte de petite fête avec musique et danse folklorique. Je pensais peut-être dormir ici mais j’ai peur que tout ce bruit ne nuise à mon sommeil.
Après une vingtaine de minutes de repos je repars avec Yama pour rejoindre le prochain contrôle, Carhaix-Plouguer (km 526), qui n’est qu’à une trentaine de km. Nous y arrivons à 21h34 et je me sens pas mal fatigué. De plus mon estomac se plaint de tous ces efforts. Nous mangeons ensemble. J’hésite encore entre dormir ici ou pousser jusqu’à Brest. En sortant dehors je regarde les nuages et informe Yama que je vais dormir ici à cause de la pluie qui s’en vient. Il semble surpris que je sois capable de prédire la pluie en regardant les nuages. Je lui explique qu’en regardant la couleur des nuages et le sens du vent c’est assez facile à voir que le beau temps est derrière nous et que ce qui s’en vient n’est pas très beau. Avec la fatigue accumulée depuis 526 km je n’ai aucune envie de me retrouver sous la pluie par une température de 12–13 degrés, surtout que la prochaine section jusqu’à Brest comporte 93 km et n’est pas de tout repos.
On se dit au revoir et je me dirige vers le dortoir. Ça me prend un bon 20 minutes pour trouver ce fameux dortoir. De plus nous devons faire la queue dehors pendant près de 30 minutes pour nous inscrire, heureusement qu’il ne pleut pas. Après m’être inscrit pour me faire réveiller dans 3 heures je prends une douche puis me dirige vers ma couchette. Heureusement que j’ai mes bouche oreilles parce qu’il doit y avoir 200 couchettes l’une à coté des autres avec un va-et-vient continuel. Je m’endors rapidement et me réveille moi-même 1 heure 30 plus tard. Lorsque je sors dehors tout est mouillé mais il ne pleut plus. On me dit qu’il y a eu un très gros orage. Je me félicite de mon choix. À date je suis certainement l’un des privilégiés à ne pas s’être fait mouillé depuis le départ. Toutes les fois qu’il a plu j’étais en train de me reposer dans un contrôle. Le hasard fait bien les choses parfois.
Mon estomac n’est toujours pas en parfait état. Je me force tout de même à manger quelque chose à la cafétéria et repars pour Brest (km 611). Malgré ce repos de 5 heures je ne me sens pas en très grande forme et n’ai d’autre choix que d’y aller à mon rythme si je veux récupérer. Cette portion montagneuse est très brumeuse et l’on ne voit pas à plus de 30 mètres. De plus, avec l’eau qui s’accumule sur les verres de mes lunettes je ne vois pas grand chose et les lumières rouges des cyclistes qui me précèdent m’agressent à la longue. Rouler en groupe est pratiquement impossible, aussi bien en profiter pour rouler lentement et récupérer au maximum.
Après une soixantaine de km je me sens beaucoup mieux et quel n’est pas ma surprise de voir passer Yama. Il me dit que lorsqu’il est reparti de Carhaix-Plouguer il a pris la mauvaise direction en se dirigeant vers Paris plutôt que Brest. Il s’est rallongé de 60Km. Il s’est également fait prendre par l’orage. Comme il est inscrit dans le groupe de 80 heures il commence maintenant à manquer de temps. Yama et moi faisons les derniers km pour se rendre à Brest à toute allure puisant dans mes réserves et dans mon orgueil pour les derniers km. Je sais que c’est ridicule mais maudit que ça fait de bons souvenirs.
À Brest Yama repart aussitôt mais moi je prends mon temps afin de reprendre des forces. J’y resterai plus d’une heure. J’y rencontre Jacques Gallant, un autre gars du Québec, au kiosque de réparation. Il a des problèmes avec son boîtier de pédalier. Ils n’ont pas la pièce pour réparer mais on lui a dit qu’au prochain contrôle il a de bonnes chances de la trouver. Comme il a terminé son PBP en 82 heures il a certainement pu faire réparer son pédalier quelque part mais ce contretemps le fera arriver hors-délais puisqu’il s’était inscrit dans le groupe de 80h. Je vois également Franz Neuert qui attend l’arrivée de sa femme Eleonore Turner qui est également membre du CVRM (Club Vélo Randonneurs de Montréal). Lui n’a pas pu y participer à cause de problèmes de santé mais Eleonore fait un très bon temps jusqu’à maintenant. Malheureusement elle devra abandonner après avoir fait plus de 1000Km à cause d’un problème musculaire au niveau du cou qui la rend incapable de supporter le poids de sa tête. Problème assez commun ici.
Je mange à la cafétéria, comme à tous les contrôles, mais à chaque fois c’est pratiquement toujours le même menu avec les mêmes desserts, les mêmes breuvages, et l’appétit s’en ressent. Il y a trois ou quatre plats principaux mais on a vite fait le tour. Chose frustrante ils offraient toujours des frites et pratiquement jamais de purée contrairement au PBP 2003. Qui peut bien manger des frites dans une si longue randonnée? Autre frustration, insignifiante celle-là, ils ont du Coke et de l’orangina mais pas de Seven Up. Comme j’ai déjà du jus d’orange dans mes gourdes je prends un Coke à chaque contrôle depuis le début et je suspecte mon estomac de ne pas apprécier. Sur le bout d’une table je pose ma tête sur mes avant-bras et réussi à faire une petit somme de quelques minutes. C’est la première fois de ma vie que j’y parviens et ça fait du bien.
Je prends le chemin du retour direction Carhaix (km 704). Après 60Km l’énergie ni est plus et un mal de genou qui me gène depuis quelques centaines de km me convainc de prendre un repos dans une crêperie (j’en avais le goût depuis un bon bout de temps de toute façon). Je prends une crêpe au froment. C’est assez spécial avec les rebords croustillants de la crêpe qui remontent et forme un genre de bol. Je commande également un chocolat chaud. En y buvant je m’aperçois que c’est plein de grumeaux. Je demande au propriétaire si c’est normal et il m’explique que la crème de leur lait, probablement non homogénéisé, forme rapidement une croûte sur de dessus lorsqu’il est au repos. Il m’assure que c’est très bon alors je le bois sans problème.
Au moment de reprendre la route je regarde la hauteur de la selle et vois qu’elle a descendu de quelques millimètres. J’ajuste le tout et n’aurai plus jamais mal au genou. Sentant un léger point de pression venant de ma selle Brooks depuis quelque temps j’ajuste la tension de celle-ci ce qui réglera également ce problème.
J’arrive à Carhaix (km 704) vers 13h30. Je sais que la partie la plus difficile du parcours est maintenant derrière moi et ça m’encourage. J’y reste une quarantaine de minutes et réussi à faire une petit somme d’une dizaine de minutes sur le bout d’une table. Ça fait vraiment du bien.
Le prochain contrôle est à Loudéac (km 783). En entrant dans la ville je vois un restaurant appelé “Rôtisserie Loudéac”. L’estomac va pas mal mieux et me dit qu’un bon poulet va me faire du bien. Finalement ils ne servent pas de poulet. Je prends l’une des seules choses qu’ils ont en démonstration dans la vitrine du comptoir. Une tourte. Le proprio m’en sert une bonne pointe. C’est hyper gras, épaisse croûte feuilletée sur lequel repose une couche de lardons surmontée d’un mélange d’oeuf et crème le tout gratinée d’une bonne couche de fromage. Près de 2000 calories mais c’est succulent. Je termine avec une tarte au lait, pour faire un peu plus santé, et un chocolat chaud. J’étais le seul dans le resto alors les deux proprios (un homme et sa soeur) ont discuté continuellement avec moi durant le repas qui a duré près d’une heure 30. Ils m’expliquent même comment faire une tourte. Hyper sympathiques tous les deux. En partant le propriétaire me donne un chausson aux pommes et une poignée de bonbons faits dans la région de son beau-frère sur le bord de la côte. Je ne me rappelle malheureusement plus de quel extrait de plante ils étaient faits. Ils me seront très utiles jusqu’à l’arrivée lorsque l’énergie sera en déclin.
Je me rends au contrôle de Loudéac en quelques coups de pédales. Régulièrement durant le parcours je vérifie la position de plusieurs des 10 autres membres de notre club ainsi que d’un ami que j’ai rencontré à l’hôtel appelé Ed Person (plaque #1977). Peu de monde le sait mais ce service est disponible à la plupart des contrôles qui ont internet. J’apprends ici que Uryah a abandonné et que la plupart de mes amis sont loin derrières moi. Seulement Frédéric et Ed sont passés ici avant moi et me semblent maintenant à des années-lumière. Frédéric est passé ici plus de 6 heures trente avant moi. En fait il est arrivé au prochain contrôle une heure avant mon arrivée ici. Ed pour sa part est arrivé ici 6 heures 10 avant moi mais a atteint le contrôle suivant 1 heure 40 avant mon arrivée ici. Avec le plus grand sérieux je dis à la femme qui me donne ces renseignements que ce sera difficile de les rattraper. Elle me regarde d’un drôle d’air. Je lui dis que c’est une farce. Ça semble la rassurer sur mon état mental.
Je reprends la route et espère que tout le gras de la tourte passera aisément. La route jusqu’au prochain contrôle, Tinténiac (km 868), est beaucoup moins vallonnée et à mi-parcours mon estomac va beaucoup mieux. La tourte semble avoir fait des miracles. Je peux à nouveau reprendre un peu de vitesse. C’est à ce moment que je fais la rencontre d’une personne qui affectera le restant de ma randonnée.
Je roule à bonne allure lorsqu’un cycliste arrive de l’arrière et me demande s’il peut rouler avec moi étant donné que j’ai une bonne vitesse. Je lui réponds par l’affirmative évidemment. On fait une bonne dizaine de km ensemble en prenant chacun des relais régulièrement. Il semble très fort surtout en montée. À un moment donné je lui signale que je ne veux pas soutenir ce rythme de peur que mon estomac ne refasse des siennes. Il me dit que le rythme est également trop rapide pour lui. On ralenti et on se met à jaser. Il s’appelle Jeffrey Weible (plaque #8251), Jeff pour les intimes, et est originaire du Missouri. Il est parti dans le groupe des 84 heures, neuf heures après moi. Wow! Je suis vraiment impressionné. Il doit être super fort. Il m’explique que son objectif de départ était de le finir à l’intérieur de 58 heures pour pouvoir faire partie d’un club restreint au États-Unis mais qu’il n’y arrivera certainement pas puisqu’il avait quelques dizaines de minutes de retard sur son horaire. Je lui dis alors de rester derrière moi sans prendre aucun relais et que je vais rouler à un bon rythme jusqu’à ce que je ne sois plus capable, au diable l’estomac. Ça ne durera peut-être que quelques kilomètres mais il gagnera peut-être ainsi quelques précieuses minutes sans se fatiguer. Il accepte avec plaisir.
Comme le terrain n’est pas trop vallonné je roule aux alentours de 38km/h sur le plat. Dans les montées on roule l’un à côté de l’autre puis dans les descentes je reprends la tête et pousse pour atteindre souvent les 55 km/h. C’est un rythme que j’estime pouvoir maintenir pendant cinq, dix et peut-être même 20 kilomètres si mon estomac tient le coup. Après une dizaine de kilomètres je vois qu’il semble avoir de la difficulté à s’accrocher à moi. Je ralenti un peu mais dans les descentes je le distance aisément et doit ralentir le rythme. Je lui dis alors que je vais me mettre devant lui et qu’il n’a qu’à m’indiquer de ralentir si je vais trop vite. Même à 34 km/h il me dit que je roule trop vite. Que je vais le “bruler” si l’on continue à ce rythme.
Je me mets derrière lui pour voir quel est son rythme de croisière. Wow! Sur le plat et dans les descentes c’est une vraie tortue. Il roule environ 32km/h sur le plat et en descente il ne pédale jamais à moins que la vitesse descende en dessous de 30–32km/h. Si jamais une descente l’amène à une bonne vitesse et qu’une montée suit immédiatement cette descente il attendra que sa vitesse tombe sous les 30km/h avant le premier coup de pédale. Il y va par contre d’un bon rythme dans les montées, qu’il entame debout. Il m’explique que pour faire un bon temps le principal endroit où l’on peut gagner du temps est les contrôles. Rien ne sert de rouler en fou pour arriver 15 minutes plus tôt au contrôle si l’on doit s’y reposer 40 minutes pour repartir les muscles endoloris. L’idéal est d’arriver aux contrôles en pleine forme et ne prendre que 10–15 minutes pour manger et remplir nos gourdes. Un autre avantage non négligeable à ne pas tourner les pédales dans les descentes est de reposer nos muscles au maximum pour être prêt à monter la prochaine côte d’un bon rythme.
À partir de ce moment je me forcerai à rouler à son rythme. Un autre avantage qui j’y vois rapidement est que puisque l’on ne roule pas vite on peut rouler côte à côte et en profiter pour discuter. Et il a de la jasette. Ça fait bien mon affaire parce que le temps passe beaucoup plus rapidement ainsi.
On arrive donc à Tinténiac en pleine forme. Je l’imagine courir au poinçon, manger vite fait et repartir en moins de dix minutes alors je n’ai pas beaucoup d’espoir de le revoir. Je me dépêche tout de même un peu et reviens à mon vélo une douzaine de minutes plus tard. Son vélo est toujours là et il arrivera 5 minutes plus tard. Il devait prendre un bon repas. Je suis bien content de repartir avec lui.
À partir d’ici c’est vraiment le point idéal du parcours pour mettre à l’essai cette nouvelle technique puisque nous avons 200 km de vallons se succédant sans arrêt devant nous. Je me rends compte rapidement de l’efficacité de cette technique. Il est vrai que plusieurs personnes nous dépassent sur le plat et dans les descentes mais le rythme que nous pouvons soutenir dans les montées fait en sorte que nous dépassons pratiquement tout le monde qui nous avaient dépassés. Et j’ai l’intime conviction que les quelques personnes que nous ne rattrapons pas perdront pas mal de temps au prochain contrôle pour récupérer.
On arrive ainsi à Fougère (km 922) à 1h22 du matin. Je n’ai qu’une heure 30 de sommeil depuis le départ et Jeffrey n’a dormi qu’une heure au total à Brest. Le sommeil commence vraiment à se faire sentir. Jeffrey a mis aux oubliettes son objectif d’arriver en 58 heures mais espère toujours rallier l’arrivée en dessous des 60 heures. Il n’est pas certain de pourvoir se rendre à l’arrivée sans dormir. On décide donc de dormir 20 minutes. On trouve une salle près de la cuisine où 3 ou 4 cyclistes sont couchés par terre sur des matelas de sol de moins d’un cm d’épaisseur. Pas certain que je vais pouvoir dormir la dessus. Comme je mets des bouches-oreilles je ne peux pas me réveiller par moi-même. Heureusement Jeff me dit qu’il me réveillera.
Selon moi je suis maintenant couché depuis une vingtaine de minutes et Jeff devrait être à la veille de se lever. Je n’ai pas arrêté d’essayer de trouver une position confortable pour dormir mais sans oreiller ni couverture ce n’est pas évident. J’ai roulé le bout du matelas sur lui-même pour me faire un oreiller de fortune mais chaque fois que je bouge la tête il se déroule un peu. Couché sur le côté se révèle très inconfortable pour le bras sur lequel on est couché. Je regarde ma montre pour voir si l’heure de la levée arrive bientôt. Merde, ça fait déjà une heure que l’on est couché. J’ai donc dû dormir par petits bouts. Jeff n’a probablement pas entendu sonner sa montre. Je le réveille et l’on repart en direction de Villaines-La-Juhel (km 1010) quelques minutes plus tard.
Toutes ces côtes qui se suivent l’une après les autres sont vraiment difficiles physiquement mais c’est surtout le moral qui en prend un coup. Je ne me rappelais pas qu’il y en avait autant en 2003. Monte, descend, monte, descend,… C’est interminable. Plus on avance et plus elles sont longues. Elles ne sont pas très pentues, de l’ordre de 5%, mais beaucoup atteignent près d’un km maintenant ce qui demande beaucoup d’énergie à chaque montée. Heureusement que l’on se repose dans les descentes.
On atteint Villaines à 7h25 du matin. Il reste environ 200 km à faire jusqu’à l’arrivée. Je me renseigne où sont mes amis. Ed est arrivé ici il y a 1 heure 6 minutes. Je calcule rapidement qu’il a dû prendre un bon repos ici. Puisque nous ne prendrons qu’une quinzaine de minutes nous reprendrons la route 30 à 40 minutes derrière lui. Je n’y peux rien je calcule toujours tout. Pour ce qui est de Frédéric il est passé ici à 2h15 donc il a encore 5h10 d’avance sur moi.
On repart effectivement une quinzaine de minutes plus tard en direction de Mortagne-au-Perche (km 1091). Monte, descend, monte, descend,… Ça n’en fini plus. Heureusement que l’on a un petit vent de dos. On rejoint Ed après une soixantaine de km dans une longue montée. Il semble avoir beaucoup de difficulté. Je le dépasse tellement rapidement que je n’ai que le temps de lui dire “bonjour”. Nous arrivons au contrôle à 11h29. Ed arrivera une quinzaine de minutes plus tard. Il nous explique qu’il a mal jugé la difficulté du PBP et qu’il est maintenant très fatigué.
Jeff et moi reprenons la route vers Dreux (km 1166) après une pause d’environ vingt minutes. Je me rappelle que les vallons se terminent quelque part en route vers ce contrôle. Monte, descend, monte, descend,… Ce n’est qu’après une bonne trentaine de km que ça devient subitement plat. Le parcours devient même plutôt descendant. Le vent de dos est même un peu plus fort, probablement près de 10 km/h. Malgré tout Jeff ne semble pas accélérer et garde toujours le même rythme à 32–34 km/h. Quelques pelotons nous dépassent à vive allure. Je sais qu’il est plus fatigué que moi alors je n’insiste pas et le suis pendant une trentaine de km. Je me sens en pleine forme et ne comprends pas pourquoi l’on roule à 32 km/h alors que l’on à un bon vent de dos et qu’il n’y a pratiquement plus aucune côte d’ici à l’arrivée qui n’est plus qu’à 80 km. À la longue ça devient vraiment insupportable. Il ne reste qu’une dizaine de km avant Dreux et me résigne à le quitter en me jetant dans un des groupes qui nous dépasse à 45 km/h. Jeff ne fait aucun effort pour s’y joindre.
J’arrive à Dreux (km 1166) à 14h58. Lorsque Jeff arrive je suis déjà attablé et en train de manger quelques pâtisseries. Je l’informe que je vais repartir le plus rapidement possible en lui expliquant que je crois possible pour moi d’arriver à l’intérieur de 70 heures. Pour ce faire je dois arriver avant 18h00 en partant vers 15h25 ça me donne 2h35 pour faire 65Km. Je sais qu’il y a de bonnes côtes dans les derniers 30 km et que les derniers 10 km sont en pleine ville mais je crois pouvoir y arriver. Je lui dis que comme disait César, “À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire”. Jeff me conseille de ne pas partir trop rapidement et de m’accrocher à un peloton si possible. Conseil que je trouve fort sage. Je n’ai aucune envie de poigner une crampe dès les premiers km.
Je pars donc vers Saint-Quentin-en-Yvelines (km 1230) à 15h27. Je roule effectivement lentement durant les premiers 35 km ayant trouvé rapidement un duo d’Italiens qui roulent de la même manière que Jeff mais un peu plus rapidement tout de même. Après ces 35 km personne ne nous a dépassés et je commence à stresser. Je fais quelques calculs rapides. Il reste 1h30 pour faire 30Km. À ce rythme il est possible que nous atteignions l’arrivée avant 18h00 mais je sais qu’il y a quelques bonnes côtes à l’avant et je ne sais pas combien de temps les feux rouges des derniers 10 km peuvent nous faire perdre. Je décide donc de laisser mes deux compagnons en leur indiquant que je veux m’assurer d’arriver avant 18h00.
À partir de là je me mets en mode “contre la montre”. En ville j’étire même quelques feux jaunes de quelques secondes tout en m’assurant que c’est sécuritaire. Personne ne m’a dépassé dans ce dernier 30Km même pas dans les montées. J’ai du dépasser une centaine de cyclistes. J’arrive à l’arrivée à 17h44 pour un total de 69h43. Jeff arrivera près d’une heure après moi pour le terminer en 61h40. J’ai tellement mal aux jambes que je ne peux descendre les marches du gymnase qu’en me tenant à la rampe et en descendant de côté mais je ne me suis jamais senti aussi bien.
Un temps sous les 70 heures ne m’a jamais effleuré l’esprit et n’aurait pas été possible sans la rencontre de Jeff. Le hasard fait bien les choses parfois. Faire un Paris-Brest-Paris en utilisant sa technique me permettrait certainement d’améliorer mon temps de plusieurs heures j’en suis convaincu. Par contre je dois avouer que les meilleurs souvenirs de ce PBP me viennent non pas de ces moments où je roulais confortablement de contrôle en contrôle avec Jeff, quoique les discussions avec Jeff sont de très bons souvenirs, mais plutôt des rencontres faites ici et là tout le long du trajet. Quand on me parle de ce PBP je songe évidemment à Jeff mais également à Anton, Eiji et Yama. Yama avec qui j’ai roulé en fou, mais que de merveilleux souvenirs. À cause de Yama j’ai du ralentir le rythme pendant quelques contrôles. Ceci m’a permit de regarder le PBP sous un autre angle. J’ai goûté une excellente crêpe bretonne, rencontré deux merveilleux restaurateurs qui m’ont fait découvrir de nouveaux plats de leur coin de pays. Est-ce que refaire un PBP j’adopterais la technique de Jeff? Je ne crois pas car j’aime trop l’imprévu qui génère pleins de rebondissements qui me permettent au fil des ans de me remplir la tête de toutes sortes de souvenirs.
Chaque personne à sa propre idée de la façon de faire un PBP et aucune n’est meilleur qu’une autre. Personnellement je crois que pour terminer un Paris-Brest-Paris avec plein de souvenirs ça prend assurément un peu de hasard, qui fait si souvent bien les choses.
Jean La Machine (#5578)